Jouer. Ecrire. Rêver.
Far Cry 4
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Far Cry 4

Retour au Kyrat

Avril 2023. 

Je suis fatigué. 

C’est sûrement pour ça que j’ai fini par accepter d’accompagner Ajay Ghale pour un voyage au Kyrat, un petit état perdu quelque part dans la chaîne himalayenne, probablement entre l’Inde, le Népal et le Bhoutan. 

C’est un beau pays, avec ses vallées verdoyantes et ses montagnes majestueuses et, s’il n’était pas agité depuis plus de quarante ans par de graves troubles intérieurs, ce serait certainement le paradis des randonneurs et des adeptes du New Age. 

Ajay est né là-bas, mais il a grandi aux Etats-Unis. Moi, j’y suis déjà allé. C’était en 2014, ou en 2015, je ne me souviens plus très bien. C’était il y a presque dix ans déjà. Je n’avais pas pensé y revenir un jour. J’avais apprécié, c’est vrai, m’aventurer sur les sommets enneigés, admirer les lamaseries accrochées à flanc de falaise et découvrir le mythique Shangri-La mais pour chacune de ces expéditions, j’avais dû accepter de sacrifier des heures entières à des tâches routinières et ennuyeuses. Les mêmes qu’on retrouvait partout à cette époque… escalader des tours, suivre un signal GPS, visiter des points d’intérêt sans intérêt et tirer, toujours tirer… 

Seulement voilà, sur un coup de fatigue, j’ai eu la faiblesse de croire que les choses avaient peut-être changées au Royaume du Kyrat. Au fond, j’avais simplement envie de partir en voyage, de revoir les sommets majestueux, les monastères fortifiés et les drapeaux de prières qui font la beauté et le charme de ce petit pays… Je rêvais, en fait, d’un Kyrat qui n’existe que dans mes souvenirs. 

Je n’allais pas tarder à déchanter. 

Bien sûr, pour Ajay, les choses sont différentes. Pour lui, ce voyage aura des allures de pèlerinage. Il retourne pour la première fois dans son pays natal, emportant avec lui les cendres de sa mère, Ishwari, dont le dernier vœu est d’être ramenée à Lakshmana, au Kyrat. Pauvre Ajay, il ne sait pas ce qui l’attend là-bas… 

Tout commence à bord d’un vieux bus secoué par les cahots d’une mauvaise route de montagne. 

Ajay réécoute une dernière fois le message vocal de Chet Peterson, un employé de l’ambassade américaine à Patna. Il nous conseille de renoncer à notre séjour au Kyrat car le pays serait trop instable. 

Trop tard. Nous venons de passer la frontière. Il n’y aura pas de retour en arrière. 

Du coin de l’œil, j’observe Ajay qui serre dans ses mains l’urne où reposent les cendres de sa mère. C’est une urne en métal, de couleur argenté, finement gravée, où figurent deux kukris qui s’entrecroisent, surmontés d’un soleil. On peut y lire « Ishwari Ghale 1968 – 2014 ». Il n’aura donc pas fallu longtemps pour qu’Ajay entreprenne ce voyage, soucieux d’accéder aux dernières volontés de sa mère. Je me demande parfois ce qu’espérait Ishawri en poussant son fils à s’envoler pour le Kyrat, ce pays qui l’avait vu naître mais dont elle n’avait jamais voulu lui parler… Bah. Je réfléchis trop. Personne ne se pose ce genre de questions. 

Le bus s’arrête. La route est bloquée par un barrage de l’Armée Royale du Kyrat. Contrôle des passeports. Les passagers font passer leurs papiers vers l’avant du bus. Au passage, Darpan, un autochtone que nous avons engagé comme guide et comme interprète, glisse quelques billets entre les pages du passeport d’Ajay. Nous échangeons un regard entendu. La corruption est une coutume largement partagée tout autour du globe. 

Le chauffeur du bus descend et présente à l’officier en poste les passeports qu’il a réuni. L’argent change de mains mais le militaire ne semble pas satisfait. 

Je me désintéresse un instant de la conversation lorsque j’aperçois dans le ciel un hélicoptère qui vole droit dans notre direction. 

Dehors, le ton monte entre notre chauffeur et l’officier en charge. Les passeports sont jetés à terre. La conversation se fait dans la langue du pays et, évidemment, je ne comprends rien de ce qui se dit. 

Mais peu importe. Je sais déjà comment tout cela va finir. 

Les soldats s’agitent et resserrent leurs rangs. L’un d’eux fait maintenant le tour de notre véhicule avec un miroir pour s’assurer que rien n’est dissimulé sous le châssis. Le voilà qui hèle soudain ses camarades. Il a trouvé quelque chose. À côté de moi, deux hommes se lèvent brusquement et tentent de fuir en sautant par la porte arrière du bus. Ils sont abattus. Le chauffeur aussi. Se sont tous des membres du Sentier d’Or, un groupe de terroristes, ou de combattants de la liberté, selon le point de vue que l’on décide d’adopter sur la guerre civile qui déchire le pays depuis des décennies. 

Ajay et Darpan sont tirés brutalement hors du bus et jetés à terre avant d’être plaqués sur le sol froid et boueux, le canon d’une arme automatique pointé sur la nuque. L’accueil est aussi chaleureux que dans mes souvenirs. 

L’hélicoptère aperçu quelques instants plus tôt est maintenant en train d’atterrir sur un minuscule espace dégagé, au bord de la piste. C’est une machine plutôt imposante, à mi-chemin entre un Sikorsky 76B et un UH60 Blackhawk. Le bruit de son rotor est assourdissant. 

À peine posé, sa portière coulisse pour laisser passer un homme que je reconnais sans peine. C’est Pagan Min, le tyran du Kyrat. Il n’a pas changé depuis la dernière fois que je l’ai vu. Toujours excentrique, le crâne rasé sur les côtés, surmonté d’une longue mèche blonde et vêtu d’un costume rose. 

Il balaie la scène du regard. 

Le bus criblé d’impacts de balles, les cadavres, nous, allongés dans la boue… 

L’air consterné, il s’adresse à l’officier qui a stoppé notre bus : 

« Je croyais pourtant avoir bien dit : arrêtez le bus. Oui ; d’arrêter le bus. Pas de tirer dessus. Je choisis toujours très bien mes mots. Arrêter. Tirer. Arrêter. Tirer. Est-ce que vous entendez la même chose ? » 

Il semble calme mais la colère transparaît dans sa voix. L’officier, qui n’ose même pas lever les yeux vers lui, tente d’une voix faible de justifier la situation. 

« Mais ça a dégénéré… 

-Pardon, j’ai mal entendu. Tu disais ? 

Il se penche sur l’épaule du soldat tout en manipulant un stylo doré qu’il a sorti d’une de ses poches. 

-Ça a dégénéré. 

-Dégénéré… J’ai horreur que les choses dégénèrent. Comme aujourd’hui. Je ne veux pas que ça finisse comme ça non plus, mais parfois c’est moi qui dégénère et je n’aime pas ça ! » 

Il a hurlé ces derniers mots et, dans un accès de rage incontrôlée, poignarde sauvagement son subordonné avec son stylo. Le soldat s’effondre et Pagan Min l’accompagne dans sa chute. Tandis qu’il plonge à de multiples reprises son arme improvisée dans la poitrine et la gorge de sa malheureuse victime, il continue de hurler : 

« Vous aviez UN truc à faire, mais même ça, c’est trop demander ! » 

Des soldats lourdement équipés, descendus avec lui de l’hélicoptère, encadrent la zone, indifférents à ce déchaînement de violence aveugle. 

Pagan Min finit par se détourner du cadavre pour s’asseoir à même le sol, le regard noir, vaguement hagard. 

« Et j’ai du sang sur mes pompes, merde ! » 

Et puis son regard croise celui d’Ajay, allongé pratiquement face à lui. Sa colère retombe brusquement et il s’adresse brièvement au cadavre de son subalterne : 

« Voyons le bon côté de choses. T’as pas complètement merdé. » 

Des excuses, ou presque. Trop tard. Il est mort. Pagan hausse des épaules et se redresse, tirant Ajay à sa suite. 

« Debout, toi ! Je reconnaîtrais ces yeux n’importe où. » 

Le voilà qui paraît presque joyeux maintenant ! Sourire aux lèvres, il étreint brièvement Ajay avant de poursuivre son monologue : 

« Je suis vraiment navré. Ça aurait dû se passer… ma foi, autrement. » 

Il s’interrompt quelques instants pour jeter un œil à Darpan, toujours étendu au sol, qu’il semble considérer comme un ami ou un invité d’Ajay avant de reprendre : 

« Je suis vraiment affreusement désolé pour tout ça. C’était une opération toute simple, mais donne à bouffer aux singes, et ils se jetteront leurs merdes à la gueule. Oh, tu veux bien me tenir ça ? » 

Il tend à Ajay son stylo maculé de sang. Encore sous le choc, le jeune homme l’attrape sans réfléchir pendant que Pagan Min sort son smartphone. 

« Une petite seconde. Je voudrais… faire une petite… photo. On regarde bien l’objectif, et voilà ! » 

Il tend l’appareil à bout de bras, épaule contre épaule avec Ajay au visage ahuri et prend le cliché. 

« Génial ! » 

En cet instant, Pagan Min a l’air véritablement heureux. Malgré le sang qui souille son visage et détrempe son manteau, les cadavres autour de lui et l’odeur infecte du plastique qui fond alors que le bus, incendié par ses gardes, s’embrase devant nous. 

« Ne t’inquiète de rien, mon garçon ! Ce sera bientôt oublié, nous allons vivre une très grande aventure ! Parce que j’ai dégagé mon agenda pour toi ! Toi et moi on va tout déchirer ! » 

Je suis de retour au Kyrat. 

[…] 

Le Sentier d’Or 

Juin 2023 

Ajay et moi aurions pu trouver une fin rapide à tout ça ; retrouver Lakshmana, déposer les cendres d’Ishwari et prendre quelques photos avant de quitter le pays… Il nous suffisait d’accepter l’hospitalité de Pagan Min, de s’asseoir à sa table et de patienter jusqu’à ce qu’il ait réglé quelques affaires pressantes. Un quart d’heure tout au plus. C’est ce qu’il a dit, et il choisit toujours très bien ses mots. 

Mais un quart d’heure, quand on aspire à un peu d’action, cela peut paraître très long. Alors après que Pagan se soit éclipsé, nous nous sommes levés et avons quitté la table. En un sens, c’est à ce moment-là que nous avons choisi notre camp. 

Durant de longues minutes, encore incertains quant à la conduite à tenir, nous nous sommes contentés de déambuler de pièce en pièce. L’endroit n’avait rien d’un palais ni d’une résidence de luxe. On se serait cru davantage dans un temple, avec ses pièces éclairées à la bougie et ses bâtonnets d’encens qui se consumaient lentement aux pieds de statues en prière. 

Finalement, je suis tiré de ma rêverie par des bruits d’armes automatiques et des cris d’alarmes. Ça y est, le Sentier d’Or a lancé son assaut. Il était temps. Ils sont là pour sauver Darpan. Eh oui, le brave Darpan est un rebelle du Sentier d’Or… Le pauvre type n’a pas fait illusion longtemps devant Pagan. C’est trop tard pour lui maintenant. Supplicié à mort par Paul “De Pleur” Harmon, le tortionnaire attitré de Pagan Min, il a connu une fin rapide mais douloureuse. 

Faute de mieux, les rebelles reportent leur attention sur Ajay et tentent de l’arracher aux griffes de l’Armée Royale. L’instant d’après, Ajay embrasse leur cause, dont il ne connaît pourtant rien, et, s’étant emparé d’une arme (un VZ61 Skorpion, calibre 7,65 mm, fabrication tchécoslovaque pour ceux que ça intéresse), vide allègrement son chargeur en direction des soldats du régime. 

Tout ça n’étonne personne, et surtout pas moi. Après tout, si j’ai accepté de revenir, c’est bien pour défourailler tous azimuts et de préférence sans me poser trop de questions. 

Notre fuite, tout aussi rocambolesque, ne mérite sans doute pas qu’on s’y attarde plus que quelques instants. Disons simplement que nous parvenons, à bord d’un pick-up aux couleurs de l’Armée Royale piloté par un partisan du Sentier d’Or, à fuir les soldats de Pagan Min. Pourchassés et sous le feu, notre échappée s’achève brutalement lorsque notre véhicule quitte la piste pour dévaler dans un profond ravin. 

Ajay, évidemment indemne, s’extirpe péniblement de l’épave disloquée de l’Isuzu Faster (une version de 1991 vraisemblablement, bien que cela n’ait aucune importance). Sur le cadavre brisé du chauffeur, Ajay récupère une radio et un kukri. Très vite, la radio grésille et un message passe. C’est Sabal, un jeune chef du Sentier d’Or qui cherche à retrouver Ajay. Pressé par le temps, il nous indique comment rejoindre l’ancien clocher, à l’autre bout de la vallée, où lui et ses hommes nous attendent. 

Nous voilà, pour la première fois depuis notre arrivée au Kyrat, relativement libres de nos gestes. C’est le moment où Ajay et moi devons apprendre à progresser ensemble mais, pour être honnête, tout ça à un air de déjà-vu. Lui progresse furtivement entre les rochers, remonte des torrents glacés et poignarde des soldats de Pagan comme le plus aguerri des gurkhas. Moi, je le guide nonchalamment, mû par des réflexes hérités d’innombrables expériences similaires… Avancer à couvert, s’infiltrer, tirer, recharger, changer de position… C’est une confortable routine, rythmée par les claquements secs des tirs d’armes automatiques qui résonnent de façon très satisfaisante dans toute la vallée. 

Nous progressons bien et, rapidement, Ajay parvient à rejoindre le point de rendez-vous où il retrouve Sabal et ses guerriers. Avec eux, il prend la route du village de Banapur, le berceau du Sentier d’Or… et son dernier bastion. 

Car oui, le Sentier d’Or est exsangue, affaibli par des années de lutte et miné par des dissensions internes. Il manque d’armes, d’équipements, de nourriture, de matériel médical, d’hommes et, surtout, il manque de force morale. 

Sabal a conscience de cela et il ne tarde pas à dévoiler à Ajay un élément essentiel : c’est son père, Mohan Ghale, qui a fondé le Sentier d’Or. La présence de Darpan, l’aide apportée pour fuir la captivité… tout cela n’était pas désintéressé. Sabal espère qu’Ajay rejoigne le Sentier d’Or, que sa présence galvanise ses combattants et redonne un sens à leur combat.  

Sans mot dire, Ajay accepte d’endosser le rôle que Sabal lui propose. Je laisse faire. Après tout, j’ai promis à Ajay de l’accompagner au Kyrat. 

Très vite, nous sommes interrompus par Amita, une jeune femme au caractère affirmé qui partage avec Sabal la direction du Sentier d’Or. Ils se détestent ouvertement. Elle lui reproche d’avoir échoué à sauver Darpan, d’avoir perdu des hommes, de nous avoir guidé jusqu’à Banapur… 

C’est à cause d’eux que le Sentier d’Or se meure, à cause de leurs disputes incessantes, de leur manque de vision… L’Armée Royale est la seule a qui aura profité ces querelles et, désormais, l’influence du Sentier d’Or s’est réduite aux seuls alentours de Banapur, dans l’extrême sud du Kyrat. 

Mais les choses vont changer. Ajay et moi allons prendre les choses en main. 

Nos premières expéditions hors de Banapur visent à réaffirmer la présence du Sentier d’Or et à regagner le soutien des habitants de la vallée. Ajay s’efforce ensuite de nouer des liens avec Longinus, un marchand d’armes obsédé par les flingues et la Bible. Son visage et son histoire me semblent familiers et je crois reconnaître en lui Prosper Kouassi, un seigneur de guerre africain que je pensais mort depuis des années… Mais peu importe ! Il nous fournira, en échange de quelques menus services, des armes et du matériel, à nous et au Sentier d’Or. 

D’autres figures locales nous apporterons leur aide, de façon plus ou moins inattendue. Mumu Chiffon, ancien tailleur de Pagan Min en disgrâce nous fournira de quoi améliorer notre équipement en échange des peaux et fourrures d’animaux rares. Sharma Salsa, une ancienne actrice kyrati nous offrira la possibilité de briller dans des courses débridées au travers de tout le Kyrat… (ce qui, précisons-le, n’aide nullement le Sentier d’Or). Yogi et Reggie, deux petits escrocs nous proposerons diverses substances… récréatives concoctées à partir de la flore locale et qui tiendront lieu, à l’occasion, de véritables drogues de combat. Rabi Ray Rana, un jeune radioamateur aussi bête que bavard, animateur de Radio Kyrat Libre, nous demandera régulièrement de l’aider à contrer la propagande officielle de Pagan Min. 

Ces personnages seront vite oubliés. Souvent, Ajay et moi ne les rencontrerons qu’une fois, le reste des échanges se feront par radio. Ils ne sont, en réalité, que de simples pourvoyeurs de missions, particulièrement mal écrits de surcroît. Où, plutôt, écrits dans une optique précise : faire rire leur public (apparemment l’adolescent moyen). Ils ne contribuent donc pas à dépeindre les malheurs d’un Kyrat en guerre ni à étoffer la trame principale de notre aventure, bien plus tragique. 

Quelques personnages sont un peu plus intéressants (à défaut d’être véritablement marquants). Je pense à Longinus, déjà évoqué, et ses longues diatribes émaillées de citations bibliques qui tente de racheter un passé violent en incitant à plus de violence encore (“Chaque arme est une bible, et chaque balle un sermon !”) ; à Noore Najjar, une doctoresse engagée dans des actions humanitaires au Kyrat, passée au service de Pagan Min qui retient sa famille en otage et qui finit par se suicider lorsqu’Ajay lui révèle que ses proches ont été exécutés depuis longtemps ; Willis Huntley, un agent de la CIA qui, en échange de quelques sanglants services, dévoile à Ajay des informations sur son père, Mohan Ghale (“Tous les patriotes que je connais sont des fils de putes.”). Et puis il y a Pagan Min lui-même qui, malgré un manque de présence regrettable, reste au cœur de l’intrigue. 

Au fil du temps et des rencontres, le Kyrat nous devient de plus en plus familier et, petit à petit, nous parvenons à en reconstituer l’histoire récente, celle dont Ishwari n’a jamais voulu parler à Ajay. 

A la fin des années 60, le secteur de l’extraction minière, principale ressource économique du Kyrat, s’effondre, entraînant le pays dans une grave crise économique. Après des années de grande misère, une partie de la population, excitée par le parti nationaliste, se soulève contre la couronne. La première guerre civile du Kyrat débute en 1984. L’année suivante, les nationalistes s’infiltrent dans le palais où ils assassinent la famille royale. Mohan Ghale, jeune officier de l’Armée Royale, assiste au massacre. 

Deux ans plus tard, les derniers royalistes, rassemblés autour de la figure de Mohan Ghale, constamment harcelés par les troupes nationalistes, plus nombreuses et mieux équipées, luttent pour leur survie. En 1987, Pagan Min, chef d’une des triades de Hong Kong, arrive au Kyrat où il décide de s’implanter. Il s’allie alors avec les royalistes de Mohan auxquels il accepte de fournir des hommes et du matériel en quantité et, en quelques mois, la situation se renverse. Les nationalistes sont écrasés. Pagan Min décide alors de trahir Mohan Ghale et les royalistes. Il assassine l’héritier du trône et s’autoproclame roi du Kyrat, mettant fin à la première guerre civile du Kyrat. 

La même année, Mohan Ghale, qui est parvenu à s’enfuir en compagnie de quelques fidèles fonde le Sentier d’Or et déclenche la deuxième guerre civile du Kyrat. Durant les deux décennies qui suivent, le sort des armes n’est guère favorable au Sentier d’Or et la mort de Mohan, au cours de l’année 1990, achève de plonger le Sentier d’Or dans un profond désarroi. 

Lorsqu’Ajay et moi arrivons au Kyrat, Sabal et Amita tentent péniblement de rassembler autour d’eux les dernières forces d’un Sentier d’Or exsangue, que des querelles de chef achèvent de démoraliser. 

Mais bientôt, l’écho de nos combats et de nos victoires résonne dans tout le Kyrat. Les hauts parleurs installés dans les anciens clochers ont cessé d’émettre les messages de propagande royale, les sympathisants du Sentier d’Or ont reçu aide et protection, leurs morts ont été vengés… Le fils de Mohan Ghale a repris le combat de son père et l’influence d’Ajay au sein du Sentier d’Or grandit chaque jour. Amita et Sabal sont désormais forcés de s’en remettre à lui pour arbitrer leurs querelles. En réalité, Ajay, qui s’avère incapable de prendre position, s’en remettra à moi pour trancher les litiges. 

Sabal, comme Mohan avant lui, est un homme de traditions. Il rêve d’un Kyrat figé dans le passé, semblable au Shangri-La des légendes. Fidèle au culte de Kyra et Banashur, il voit dans la religion de ses ancêtres un moyen d’assurer la survivance de ces traditions anciennes qui font, pour lui, l’âme et la richesse du Kyrat. 

Amita, elle, aspire à un Kyrat moderne. Elle se bat pour y construire un jour des écoles et des hôpitaux et que soient abandonnées les coutumes d’un autre temps. Un rêve qu’elle espère financer grâce à l’argent de la drogue. La culture du pavot, traditionnellement répandue au Kyrat et largement encouragée par Pagan Min, a connu un développement important au cours des dernières années. 

Les opinions de Sabal et Amita sur les coutumes (et notamment la place des femmes, qui sont traditionnellement mariées très jeunes et entièrement soumises à leurs époux) et la drogue sont inconciliables. 

En ce qui me concerne, sauf à se laisser aveugler par ses charmes, je n’ai jamais bien compris comment on pouvait préférer Amita à Sabal. Malgré nos désaccords, parfois profonds, Sabal reste un homme honorable, soucieux de l’avenir du Kyrat et de son peuple. Le projet d’Amita, quoiqu’elle en dise, est celui d’une population toute entière asservie au profit d’un narco-état. Quelle différence avec le Kyrat de Pagan Min ? Pour ma part, je n’en vois aucune… Alors non Amita, Ajay et moi n’iront pas protéger tes champs de pavot et tes raffineries, pas plus que nous ne ferons sauter à l’explosif le vieux temple de Jalendu, privant ainsi les générations futures de cet héritage… 

Mais au bout du voyage, Sabal ne se montrera pas meilleur dirigeant… Dans sa bouche, les coutumes et la religion ne sont plus que des prétextes destinés à justifier toujours davantage de violence. 

Seul importe désormais de retrouver Lakshmana.  

[…] 

Lakshmana 

Octobre 2023 

Ramène-moi à Lakshmana.” 

C’est la dernière volonté d’Ishwari Ghale, la mère d’Ajay. C’est le but de notre voyage. A peine arrivé à Banapur, Ajay interroge Sabal et Amita sur Lakshmana. Elle répond, sèchement, qu’elle n’a pas le temps de s’occuper des touristes. Lui reste vague. Il évoque le nord du Kyrat, entièrement contrôlé par l’Armée Royale et inaccessible au Sentier d’Or. C’est pour obtenir une clef pour le nord que nous allons combattre, piéger, assassiner, saboter, porter le feu dans toute la vallée de Banapur. 

Mais que savent véritablement Sabal et Amita de Lakshmana ? Je ne l’ai jamais su. Peut-être n’en savent-ils rien ! Peut-être font-ils espérer à Ajay des réponses qu’ils ne possèdent pas. 

Lakshmana… Encore une histoire tragique. J’en connais l’essentiel, bien sûr, car ce n’est pas mon premier voyage au Kyrat. Pourtant, j’ai choisi de ne rien en dire à Ajay. C’est à lui de découvrir le pays qui l’a vu naître et de lever le voile sur le passé de sa famille. 

Sabal est le premier à lui parler de son père. Il en fait un modèle : membre de la garde royal, fondateur du Sentier d’Or, adversaire acharné de Pagan Min, gardien des traditions du Kyrat… 

Rien n’est si simple. Ça ne l’est jamais. Amita, toujours acerbe, en dresse un portrait bien différent. Et puis il y a les fragments de ce journal, retrouvés éparpillés aux quatre coins du Kyrat, rédigés de la main même de Mohan Ghale entre 1981 et 1990… 

En 1981, Mohan épouse Ishwari. Elle n’a encore que treize ans. Elle a été choisie par les autorités religieuses pour être la nouvelle Tarun Matara, c’est à dire l’incarnation de la déesse Kyra. Lui vient tout juste d’intégrer la garde royale. Trois ans plus tard, la guerre civile éclate et Mohan s’engage aux côtés des royalistes. Bien que les écrits de Mohan laissent transparaître un amour sincère pour Ishwari, il n’hésite pas à l’impliquer dans le jeu politique du Kyrat. En 1987, il suggère qu’Ishwari, en tant que Tarun Matara et en l’absence d’héritier légitime à la couronne, prenne la tête du Kyrat sous la protection d’un régent (sans doute s’imagine-t-il dans ce rôle), mais la trahison de Pagan Min et le déclenchement de la deuxième guerre civile rebattent les cartes. 

Mohan, visiblement très affecté par la trahison de Pagan (les deux hommes ont-ils, un temps, partagé une rivalité amicale ?), rassemble ses partisans au sein du groupe combattant du Sentier d’Or, qu’il baptise ainsi en référence à un rêve d’Ishwari. 

Les mois qui suivent sont particulièrement difficiles mais, en 1988, le couple célèbre avec joie la naissance d’Ajay. La même année, Mohan rencontre Willis Huntley, un agent de la CIA, et obtient l’aide des Etats-Unis qui acceptent de livrer des armes et du matériel au Sentier d’Or. Mohan refuse cependant que des formateurs et des conseillers militaires accompagnent la rébellion sur le terrain, arguant que c’est au peuple du Kyrat, et à lui seul, de combattre Pagan Min. De cette manière, Mohan s’assure également de rester seul chef du mouvement de résistance. 

Tandis que la lutte contre les troupes de Pagan Min, sanglante et acharnée, s’installe dans la durée, les relations entre Mohan et Ishwari se tendent de plus en plus. Ishwari, qui n’accepte plus d’être tenue à l’écart des combats et reléguée au seul rôle de figure de proue du Sentier d’Or, milite avec insistance pour que les femmes puissent prendre une part active aux affrontements, ce que Mohan refuse. De guerre lasse, il finit par faire introduire Ishwari au palais royal, pour qu’elle y espionne Pagan Min. Il espère ainsi l’effrayer suffisamment pour qu’elle renonce à jouer un rôle actif au sein du Sentier d’Or. Contre toute attente, Ishwari s’avère être une espionne particulièrement capable et, rapidement, Pagan lui accorde toute sa confiance. Mohan, soudain plus soucieux d’obtenir un avantage dans la lutte qui l’oppose à Pagan que d’assurer la sécurité d’Ishwari, demande à cette dernière de s’installer au palais avec Ajay, afin d’endormir encore davantage la méfiance de son ennemi. 

En 1989, quelques compagnons de Mohan entrent secrètement en contact avec Pagan Min pour négocier la fin des combats. Mohan ordonne leur exécution pour trahison, actant dans le sang sa radicalisation extrême. 

Cependant, la relation entre Pagan et Ishwari se développe jusqu’à prendre une tournure romantique et, de leur union, une enfant naît. D’une façon ou d’une autre, Mohan l’apprend dans le courant de l’année 1990. Plein de rage, il inscrit dans son journal les lignes suivantes : 

“Traînée… Ce que tu as fait est impardonnable. Tu m’as trahi. Tu as trahi le Sentier d’Or tout entier. Je m’évertue depuis trois ans à mettre fin au règne de terreur de Pagan Min et toi, qu’as-tu fais à part écarter les jambes ? Ta mission était de collecter des renseignements. Pas de coucher avec l’ennemi. Pas de baiser leur chef. Pas de porter la fille d’un faux roi. Et elle s’appelle comment ? Peu importe… tu n’es qu’une putain, misérable et égoïste. Je vais te tuer. Je vais corriger tes erreurs.” 

Les erreurs d’Ishwari ? Etrange litote. Et puis que sait-on véritablement d’Ishwari ? Car après tout, on ne la découvre qu’au travers des écrits de Mohan. Qu’a-t-elle pu ressentir, toutes ces années, liée à Mohan Ghale dès l’enfance, proclamée Tarun Matara à peine adolescente, engagée dans une lutte sans fin contre un usurpateur tyrannique ? A vrai dire, on ne le sait pas. Les premières années semblent avoir été heureuses puis, avec la guerre, tout paraît s’être dégradé. Ajay ne retrouve que quelques notes de la main de sa mère, vraisemblablement rédigées entre 1988 et 1990. Ishwari y avoue ses sentiments pour Pagan Min et sa peur de Mohan, qui se radicalise, sa joie de porter un second enfant… Puis, brutalement, elle semble réaliser qu’elle n’est désormais plus qu’un pion dans la lutte mortelle qui oppose Mohan Ghale et Pagan Min. Un pion qu’il faut posséder, un pion dont il faut jouir pour enrager l’ennemi. Leurs obsessions communes pour la violence et le contrôle l’effraient et la dégoûtent. Dès lors, elle va chercher à échapper à l’emprise des deux hommes et à fuir le Kyrat avec ses enfants. 

Mais les yeux d’Ishwari se sont dessillés trop tard et Mohan, sans qu’on sache comment, parvient à mettre ses menaces à exécution et assassine sa toute jeune fille. Il sera ensuite abattu par Ishwari, dans ces circonstances inconnues. Ishwari prendra ensuite la fuite avec Ajay pour s’installer aux Etats-Unis. Elle finira par y mourir d’un cancer en 2014, sans jamais avoir rien dit à son fils de son passé. Ne reste alors que son ultime souhait, celui d’être ramenée à Lakshmana… 

Un souhait que nous sommes en passe de pouvoir réaliser, après des mois passés au Kyrat. Grâce à notre appui, Sabal est désormais le seul chef du Sentier d’Or. Pour asseoir son autorité et décourager la dissidence, il a demandé à Ajay d’assassiner Amita. J’ai refusé. Ajay et moi avons beaucoup tué, c’est vrai, souvent de sang-froid et sans remords ni arrières pensés… Nous avons soutenu Sabal et le Sentier d’Or pour libérer le Kyrat et parce que nous avions besoin d’eux, parce que c’était la seule solution pour nous rapprocher de Lakshmana. Mais je ne laisserai pas Ajay devenir l’outil de Sabal. Qu’il presse la détente lui-même s’il en a le courage. 

Pagan et Mohan hier, Sabal et Amita aujourd’hui… encore une fois, l’histoire bégaie. J’ai promis à Ajay de l’accompagner jusqu’à Lakshmana. C’est ce que je vais faire et tant pis pour le Kyrat. 

Les mois ont passé et je me sens en bien meilleure forme que lorsque cette aventure a commencé. Il semblerait que ce voyage au Kyrat, bien que je m’en plaigne régulièrement, ne soit pas si affreux. Le caractère extrêmement routinier de la lutte aux côtés du Sentier d’Or reste, c’est vrai, particulièrement éprouvant mais il y a aussi quelques moments de grâce. Je garde ainsi un souvenir ému de paysages verdoyants et de sommets enneigés, des ruines d’une ancienne lamaserie perdue dans les plus hautes cimes du Kyrat ou de cette statue monumentale ensevelie sous les glaces de Mahapadma… Je me souviendrai également, dans le désordre, d’un long vol en wingsuit au travers d’une gorge rocheuse, de la variété de l’arsenal disponible et de la musique trop discrète mais parfois envoûtante composée par Cliff Martinez. Mais il est temps d’en finir. 

L’Armée Royale, affaiblie par la guérilla incessante que nous lui livrons depuis des mois, est désormais cantonnée dans ses derniers bastions. Il est temps de lancer l’assaut sur le palais royal et d’en finir avec cette aventure. 

A la tête d’une colonne de pick-up armés et de tous les combattants que peut aligner le Sentier d’Or, nous filons vers le palais de Pagan Min. Les soldats ennemis sont bien retranchés et de nombreux obstacles viennent entraver notre progression. Très vite, les véhicules sont abandonnés et nous perdons l’appui de leurs mitrailleuses lourdes, mais il en faudra davantage pour nous mettre en difficulté. En effet, j’ai récupéré depuis longtemps une MG42 (Maschinengewehr 42) largement modifiée, puissante, relativement précise et capable de tirer plus de 1 200 coups/minute. Il n’y a rien, dans tout le Kyrat, qui soit en mesure de rivaliser avec notre puissance de feu. Après une fusillade insensée, Ajay et moi parvenons à faire sauter deux portes fortifiées et à prendre d’assaut le dernier bastion de Pagan Min. Tandis que les troupes du Sentier d’Or se dispersent pour prendre contrôle des installations et combattre les dernières poches de résistance, Ajay et moi prenons la route de la résidence du roi du Kyrat. 

Le palais royal et la route qui y mène sont déserts. Nous finissons par retrouver Pagan Min dans un salon, devant une grande table chargée de nourriture, dans une ambiance de fin de règne. Il est seul. Il a, selon ses mots “congédié le personnel”. Nous aurions pu l’abattre. C’eut été facile. Une simple pression sur la détente… un geste désormais familier à Ajay. Mais, comme le souligne Pagan, ce ne serait pas très original, alors nous préférons nous asseoir à sa table et l’écouter. Il fait mine de nous interroger sur le Sentier d’Or, sur Sabal et Amita mais ne semble pas attendre de réponse de notre part. Il sait déjà à quoi s’en tenir. Il nous suggère ensuite, très sérieusement, de les abattre tous les deux pour qu’Ajay puisse revendiquer la direction du Sentier d’Or et, pourquoi pas, la couronne du Kyrat. Ses provocations n’obtiendront aucune réaction de notre part. 

Alors, avec une ironie mordante, il nous rappelle que, quelques mois plus tôt, déjà réunis autour d’une table, nous aurions pu nous entendre. Nous n’avions qu’à patienter quelques minutes… Était-ce trop demander pour pouvoir ramener les cendres d’Ishwari à Lakshmana ? Fallait-il vraiment que nous mettions le Kyrat à feu et à sang pour cela ? 

La leçon est dure, même si celui qui la donne a meurtri et tué plus que nous. 

Ajay, comme trop souvent, garde le silence. Et Lakshmana alors ? Pagan nous entraîne à l’extérieur, dans l’une des cours de son palais où se dresse un petit temple peint de rouge et entouré de drapeaux de prières. Et puis il assène la vérité à Ajay, sur un ton badin, comme si cela ne signifiait rien pour lui ou pour nous. Lakshmana… Ce n’est pas un lieu, c’est cette fillette née de l’union de Pagan et Ishwari, assassinée par Mohan ! C’est auprès de son enfant qu’elle n’a pas su protéger qu’Ishwari a voulu reposer pour l’éternité… Notre quête d’aventure nous aura conduit à découvrir une tragédie familiale. Pauvre Ajay. 

Devant le petit mausolée, Ajay serre l’urne de sa mère contre lui et Pagan Min nous encourage à entrer. Il a toujours cet air amusé lorsqu’il nous avoue que c’est la mort de sa fille et le départ d’Ishwari qui l’ont rendu fou. Lucide, il reconnaît que le meurtre de Lakshmana lui aura servi de prétexte pour justifier toutes les exactions qui suivront tout comme, se permet-il de remarquer, notre quête de Lakshmana nous aura servi à excuser notre propre violence. 

Nous entrons. Au fond d’une petite pièce, à peine éclairée par quelques bougies, j’aperçois le portrait de la petite Lakshmana. Sur un petit autel repose une urne funéraire très semblable à celle d’Ishwari. Ajay dépose l’urne de sa mère à côté de celle de sa demi-sœur. Ça y est. C’est fait. Mais Ajay n’a pas le temps de se recueillir. A l’extérieur, le bruit d’un rotor d’hélicoptère déchire le silence. C’est Pagan. Il prend la fuite. Nous sortons du mausolée pour le regarder embarquer. Il nous hurle encore quelques mots sur le Kyrat et l’héritage qu’il nous laisse avant que son appareil ne décolle. 

Nous aurions pu tirer. Cribler son corps de balle ou détruire son hélicoptère à la grenade ou à la roquette… J’ai décidé de ne rien en faire. A quoi bon ? C’est un homme brisé, rendu à moitié fou par la mort de sa fille et le départ de la femme qu’il a aimé, ou cru aimé, nous ne le saurons jamais. Sa mort ne changera rien. 

Et ensuite ? Pour ma part, j’ai accompagné Ajay Ghale au Kyrat et je l’ai aidé à honorer les dernières volontés de sa mère. Il a retrouvé Lakshmana et levé le voile sur l’histoire de sa famille. Ce qu’il fera de cet héritage ne me regarde pas. J’ai respecté mon engagement et je peux maintenant quitter le Kyrat. 

Adieu Ajay, et bon vent ! 

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